Chroniques Galliennes: Cowboy, Partie 1

Voici la cinquième histoire de la série sur la Gallie.

Dans une autre vie, un autre temps ou un autre pays, Marc Kharma aurait fait un assez bon officier de police. Décoré plusieurs fois en récompense de sa témérité passant pour de la bravoure, il aurait eu des collègues médiocres qui l’auraient admiré et jalousé en même temps, serait passé lieutenant assez vite, aurait écrit plus de paperasse en quarante ans de carrière qu’un écrivain professionnel en un siècle, et aurait pris une retraite tranquille et minable dans un coin paumé avant de mourir d’ennui, en bon petit fonctionnaire.

Mais voilà, Marc était né en Gallie, et son talent au tir, son instinct de l’improvisation musclée et son sens aigü mais parfois tordu de la justice ont fait de lui une star de la réappropriation-appréhension dans cette société libre. Il est le plus connu dans le métier, il réussit toujours tout, il est riche, beau et célèbre – c’est du moins ce que ses nombreux fans, la taille conséquente de ses cachets et sa plaquette publicitaire affirment. Sa renommée a tendance à rendre son travail encore plus rentable et intéressant: Marc attrape et vole les voleurs, pour le compte de leurs victimes.

La Gallie n’a pas de Police nationale ni d’institution judiciaire officielle. D’ailleurs, elle n’a rien qui soit « national » ou « officiel » du tout, depuis maintenant quelques décennies. Sans existence territoriale bien définie, privée de la reconnaissance des états du monde, qu’elle leur rend bien, sans autorité centrale ni monopole nulle part, la seule chose qui unit les millions d’individus qui, un peu partout dans le monde mais surtout concentrés autour de l’Europe de l’Ouest, se disent Galliens, ou Libres, ou Francs, ou Agoristes, ou Anarchistes, ou un millier d’autres noms… c’est leur Constitution, qui tient en une seule ligne (« Fais ce que veux avec ce que tu n’as pas volé »). Pour autant, il y a toujours des criminels volant la vie, le corps ou les biens des autres par la force ou la tromperie, et il y a toujours des gens payés pour leur courir après.

Marc est de ces derniers: les victimes de crimes ou leurs assureurs le paient pour qu’il rattrape les agresseurs, qui sont ensuite généralement tenus de réparer leurs torts, ou pour qu’il récupère les biens volés et les restitue à qui de droit. Et d’ordinaire il est le meilleur à ce petit jeu.

Pourtant, là, il n’en mène pas large: suspendu au pylône gauche d’un aérogyre en vol, dos au sens de marche du véhicule, il voit sa vie défiler dans sa tête: son enfance heureuse chez ceux qui avaient acheté le droit d’être ses parents auprès de la maternité où l’avait abandonné sa génitrice, son apprentissage du maniement des armes dans sa jeunesse auprès de ses voisins passionnés de ballistique, ses espoirs déçus de fonder une famille à 17 ans, sa première grande prise et le début de la gloire, pour en arriver à cette journée où tout était allé de travers…

Parlons-en, tiens, de cette journée: il s’est levé pour découvrir que son congélateur était tombé en panne pendant la nuit, puis a désespérément scruté les nouvelles fraîches du crime sur A-jour (taux de vérifiabilité de 90% garanti sur facture !) sans trouver ni enquête intéressante ni prime de capture susceptible de passer à sa portée, et a bullé le reste du temps, occupé à cultiver quelques légumes transgéniques fantaisie dans une des pièces inoccupées de son trop grand appartement, jusqu’à l’appel urgent qui l’a précipitemment fait se cogner le pied droit contre la porte du salon.

L’aérogyre fait une embardée qui le ramène dans l’instant présent. L’appareil vire à droite, et fonce vers la zone rurbanisée uniforme qui entoure le coeur historique bariolé et hétéroclite de la ville. Et Marc se demande alors ce qui l’a pris de se jeter sur cette requête expresse de réappropriation d’un véhicule aérien. Peut-être la prime ? On lui a toujours proposé un peu plus qu’aux autres car il a un talent reconnu, presque mystique, pour ramener les gens et les biens volés en un seul morceau. En général.

Toujours accroché au pylône, il profite de ce que la trajectoire semble être redevenue rectiligne pour risquer un regard en bas: une grosse centaine de mètre plus loin, le sol défile, grouillant des fourmis habituelles que sont livreurs, coursiers, taxis et autres promeneurs en quête d’un gain marginal. Ce n’est pas encore le moment de tenter de lâcher prise. Le vent couvre presque entièrement le feulement soutenu du rotor du turbopropulseur à fusion monté sur pivot, loin au dessus de sa tête.

Bon, s’il n’a pas l’option de laisser tomber (c’est le cas de le dire) cette mission et d’inscrire la soirée sur sa liste des pertes du jour, il doit au moins avoir la possibilité d’agir sur le pilote. Dans son holster, le semi-automatique de 10mm vient se rappeler à ses côtes chaque fois qu’il cogne contre le fuselage. Techniquement, il pourrait essayait d’endommager l’aérogyre pour le forcer à se poser, mais ce serait autant d’argent déduit de sa prime. D’un autre côté, s’en prendre directement au pilote qui avait « emprunté » le véhicule pourrait être encore plus coûteux au final.

Ses gants dérapent sur le métal anodisé et il se retrouve retenu en dessous du pylône, les bras et les jambes péniblement enroulés autour, et les doigts crispés par la panique. Il reste paralysé quelques instants, puis entreprend de lâcher une main. Toujours plaqué de l’autre bras contre la face inférieure du pylône, dos vers le sol et cheveux au vent, il se risque à jeter un coup d’oeil vers les petites propriétés comme tracées au pochoir sur le sol. Il repasse le bras par dessus la poutre métallique et réfléchit. Le pilote n’a pas l’air décidé à passer en vol horizontal, il a gardé les rotors en poussée verticale et le train sorti, donc soit il a l’intention de se poser tout près, soit il ne sait pas vraiment piloter cet engin. Et en Gallie, il n’y a que trois sortes de gens qui ne savent pas manier un aérogyre malgré ses commandes instinctives assistées: les technophobes, les jeunes enfants et les étrangers fraîchement débarqués.

Inspiré par sa réflexion, Marc pousse du pied gauche sur le fuselage, qui fait un angle avec le pylône. Il se plaque contre la paroi en métal, et repasse doucement sur le dessus de la poutre. Il a le dos vers le corps du véhicule et l’aile gauche lui passe au dessus de la tête. Bon, et maintenant ? L’engin prend encore un peu d’altitude. La porte de l’appareil est un bon mètre en avant de l’aile, trop loin pour qu’il puisse l’atteindre. Reste la trappe de maintenance du mécanisme de synchronisation des rotors, légèrement en arrière de l’aile. S’il arrive à l’ouvrir et si son hypothèse au sujet du pilote s’avère vraie… Il se laisse glisser au plus près du fuselage et tend le bras gauche. Il tatonne une bonne douzaine de longues secondes, panique au creux du ventre, jusqu’à enfin mettre le doigt sur le mécanisme d’ouverture imprimé en creux dans la paroi.

La sirène d’avertissement manque de le faire lâcher quand le panneau s’ouvre. L’appareil se cabre doucement et le bruissement des rotors s’atténue tandis que l’autopilote reprend le contrôle: si jamais le pilote annule l’atterrissage d’urgence et reprend les commandes manuelles, ça n’aura servi à rien. Par contre, s’il panique et se crispe sur les leviers sans toucher au tableau de bord l’aérogyre continuera de ralentir et de descendre doucement au sol.

La descente est lente mais en pente forte. Au bout d’une longue minute l’engin s’apprête à toucher le sol, et malgré les fourmillements et l’engourdissement qui commencent à gagner ses membres Marc fait le voeu qu’il n’écrase personne en arrivant au sol. Le pilote a apparemment compris qu’il pouvait encore vaguement diriger la descente en forçant sur les commandes, et a dirigé l’appareil vers un terrain de sport.

Marc se laisse tomber dans l’herbe quelques instants avant le contact – un peu brutal – de l’aérogyre avec le sol. Il se relève aussi vite et court après la machine qui ralentit, passe sous le pylône, pistolet à la main, et ouvre la porte alors que l’engin s’immobilise.

La seule pensée qui lui vient en voyant le pilote, c’est « Merde, il a pas plus de treize ans ».

« Comment est-ce que tu t’es retrouvé accroché là ?
– J’essayais de forcer la porte alors qu’il était posé avec les moteurs encore en marche, mais le type dormait à l’intérieur, et je ne l’avais pas vu. Il a entendu le bruit, et … j’ai pas réfléchi, je me suis retenu au pylône.
– Bonne Déesse, toutes ces acrobaties aériennes juste pour un fichu aérogyre. Est-ce que ça t’arrive de penser avec autre chose que tes glandes reproductrices ?

L’anatomiste qui l’invective ainsi s’appelle Marine. C’est elle qui vend à son client le service de rassembler et coordonner les efforts des uns et des autres pour couvrir aux mieux les risques de vol de ses biens – ce qui inclut le véhicule qui encombre le terrain multi-sports. C’est aussi elle qui va tâcher d’obtenir réparation des dégâts infligés à la pelouse. Sur les conseils de Marc elle a fait venir un interprète. Apparemment le jeune voleur d’aérogyre est vietnamien.

« Dites-lui qu’on le laissera tranquille quand il se sera débrouillé pour réparer la pelouse, et qu’il aura payé mes frais de 50 augs » fait-elle à l’interprète, qui traduit et attend la réponse.
– Il dit qu’il est désolé, qu’il n’a pas d’argent, et qu’il ne veut pas aller en prison.
– Le mettre en prison ? Ca ne va pas rembourser les sommes que j’ai avancées ce soir… Est-ce qu’il a un nom ? Est-ce qu’il connaît quelqu’un qui pourrait le couvrir ?
– Te fatigue pas, ma grande » fait Marc, occupé à prendre des photos par précaution, pour servir de preuves lors des inévitables audiences d’arbitrage qui suivront, « tu vois bien que c’est qu’un gratteur. Tu reverras pas tes frais, fais-toi une raison. Envoie-le plutôt au Recyclage et colle une franchise à ton client.
– Il faut déjà enlever cet engin d’ici, et je vais devoir expliquer tout ça au propriétaire du terrain. Je te le confie pour 5 augs, d’accord ?
– Ah non, je ne veux pas d’ennuis, et y a pas la place chez moi pour un gros machin pareil. En plus si son proprio décide de passer le reprendre par ses propres moyens, je vais passer pour le vilain de l’histoire.
– 10 augs.
– OK, ça roule. Je vous dépose quelque part sur le chemin ?

Marine hoche la tête, saisit sa comcard, génère un certificat daté, le signe avec sa clé d’identification VerID, et l’envoie à la comcard de Marc pour confirmer les termes de la transaction. Puis tout ce petit monde monte dans l’aérogyre, Marc relance les moteurs et décolle en direction du centre-ville, emportant Marine, l’interprète et un jeune vietnamien effrayé.

À propos jesrad
Semi-esclave de la République Soviétique Socialiste Populaire de France.

One Response to Chroniques Galliennes: Cowboy, Partie 1

  1. pankkake says:

    \o/
    (Et arrête d’écrire tant, j’ai 7 posts de retard :p)

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