Un flingue historiquement décisif

Pour changer de la déprimante chronique de la décomposition avancée de la social-démocratie dans le monde, parlons histoire de la technologie. Le flingue dont il est question dans le titre n’a pas servi à massacrer des gens pour magnifier l’égo d’un dictateur ou un autre (du moins pas au moment où il fut décisif), c’est une pièce d’ingénierie surprenante et qui détermina l’histoire du continent américain d’une manière inhabituellement pacifique: en faisant des démonstrations de tir.

Lorsque l’on évoque les armes à air comprimé, la plupart des gens pensent aux carabines de foire ou aux pistolets d’apprentissage du tir – quasiment des jouets comparés aux « vraies » armes à feu. Pourtant, dès le XVIème siècle elles furent utilisées pour la chasse et la guerre, alors que la poudre noire était encore difficile à maîtriser. Poudre noire et air comprimé se sont développés plus ou moins en même temps, et furent aussi utilisés en même temps, pour les mêmes usages, pendant plusieurs siècles. La poudre avait la relative simplicité, l’air comprimé l’efficacité, la rapidité et la discrétion: sans fumée, moins bruyante, pouvant recharger plus vite (tant que la pression restait suffisante) mais plus coûteuses et réclamant des connaissances plus pointues dans leur usage ces armes à part furent essentiellement réservées aux chasseurs fortunés et aux régiments de tireurs d’élite (la noblesse de l’époque fit bien des efforts pour empêcher les roturiers de mettre la main sur ces armes).

L’arme secrète de Jojo

En 1779, l’empereur Joseph d’Autriche lança un projet secret de modernisation des fusils de son armée. Il passa commande de fusils à grande portée et à répétition auprès d’un ingénieux artisan: Bartholomaüs Girandoni, inventeur de plusieurs systèmes originaux mais peu fiables de rechargement rapide pour arme à poudre. Celui-ci conçoit en 1780 un fusil à air comprimé largement en avance technologiquement sur ce qui se faisait à l’époque: magasin tubulaire pour une vingtaine de balles pouvant être rechargée en quelques secondes depuis un chargeur déjà prêt, mécanisme de chargement par la culasse évitant d’avoir à se relever ou même à changer de position de tir, réservoir d’air comprimé à 55 bars bon pour 60 à 80 tirs. Alors que le fusil à silex ordinaire de cette période prend presque une minute à recharger à chaque coup (par la gueule du fusil), produit un épais masque de fumée qui voile l’ennemi et finit par rendre sourd ou même étourdir son utilisateur par concussion, le fusil de Girandoni ne fait pas de fumée, relativement peu de bruit et peut tirer un magasin entier de balles (20 ou 22 suivant le – gros – calibre) en moins d’une minute, et remettre ça quelques secondes plus tard. Cerise sur le gâteau: en gardant les pompes derrière la ligne de front, l’ennemi ne peut pas recharger et donc retourner ces armes contre son propriétaire. L’Empereur voit déjà en imagination des bataillons entiers équipés de cette arme mortelle et précise à plus de 100 mètres avancer sur toute l’Europe. Il décida de réorganiser son armée entière autour de cette arme.


Fusil Autrichien Modèle 1780, ou « Windbüchse », par Girandoni

Les Shadoks n’aiment pas la logistique

Mais il n’y a pas que des avantages. Le fusil de Girandoni demande une haute qualité de fabrication et la production en masse tarda. Les premiers régiments ne furent équipés qu’à partir de 1787, en petit nombre. Plus délicate que les fusils à silex, l’arme ne fut finalement confiée qu’aux tireurs d’élite (comme le corps des tireurs d’élite tyroliens qui se fit douloureusement connaître aux Turcs et aux Prusses dans les années 1790). Le rechargement des réservoirs d’air est très long et fatigant avec la pompe à main qui accompagne l’engin (plus d’un millier de coups de pompe) et malgré l’adjonction d’une pompe sur wagon en soutien et de réservoirs supplémentaires les soldats autrichiens ne se sentaient pas assez Shadoks pour l’apprécier – mais le vrai problème qui fit retirer l’arme du service vers 1810: ils étaient trop bêtes pour parvenir à s’en servir correctement, et l’épidémie de réparations et accidents de tir signa la fin de l’expérience, avant l’affrontement contre Napoléon Bonaparte. Joseph fulmina: « Nous semblons avoir un ramassis de fusiliers misérables, dont aucun ne convient au service avec des fusils à air comprimé ».

Cependant cette arme très en avance sur son temps (trop ? ses caractéristiques techniques ne furent approximativement égalées qu’en 1860) ne resta pas longtemps secrète malgré les efforts de Jojo d’Autriche, et au moins quelques exemplaires militaires, en plus de copies conçues par des armuriers de Vienne comme Contriner et Lowenz, furent vendus sous le manteau à des particuliers amateurs d’innovation, de belle mécanique, ou de canardage en gros. C’est ainsi qu’au tournant du XIXème siècle l’un de ces fusils en calibre .464 se retrouva à trôner dans la collection d’un certain Isaïah Lukens, armurier spécialisé dans les armes à air comprimé, installé sur le nouveau continent près de Philadelphie. C’est là que le capitaine Meriwether Lewis le trouva, alors qu’il rassemblait les vivres et fournitures avant son départ pour sa fameuse expédition avec William Clark dans l’Ouest sauvage.

Lewis, prestidigitateur et as du poker menteur

Chargé par le président Jefferson d’explorer le reste du continent nord-américain, répertorier la faune et la flore (Jefferson espère qu’ils verront des mammouths) et d’étudier les tribus indiennes sur le chemin (ainsi, évidemment, que de sonder les opinions de ceux-ci sur les visages pâles et si possible leur faire bonne impression), Lewis et son équipe se mettent en route le 14 mai 1804. En plus de divers cadeaux pour acheter le passage et si possible l’amitié des tribus qui seront rencontrées, le fusil Girandoni restait à portée de main, dans son étui en cuir à multiples poches d’origine. On ne sait jamais.

L’emport de cette arme si inhabituelle (et si fascinante: apparemment Lewis passa pas mal de temps à la bichonner et parader avec tout au long du voyage) s’avéra payant au-delà de leurs anticipations. Par exemple, lorsque l’expédition rencontra les Sioux Yankton, nerveux et hostiles, le capitaine Lewis organisa à leur intention une mise-en-scène presque digne des spectacles de prestidigitation de notre époque, en tirant devant eux, enthousiaste, une quarantaine de projectiles dans un arbre à des dizaines de mètres, en quelques dizaines de secondes. Le 25 septembre 1804, retenu par les Sioux Tetons, Lewis fit une démonstration de tir rapide avant d’insister auprès du chef Bison Noir sur le fait qu’il était pressé de partir et avait assez de fusils « magiques » pour éliminer vingt tribus en une journée. Bluffant ainsi les indiens en leur faisant croire que son fusil pouvait tirer indéfiniment sans rechargement nécessaire, sans poudre ni fumée ni flamme, et en leur faisant croire que beaucoup des fusils des Blancs étaient de ce type, il étouffa d’emblée pas mal de conflits potentiels avec les populations natives d’Amérique. Les indiens n’hésitaient pas à embusquer et exterminer les expéditions des autres tribus (ou la tribu adverse entière), et les colons américains étaient pleinement conscients qu’ils risquaient le même sort.


Naissance de la diplomatie à l’américaine: « tu l’as vu mon gros fusil ? »

C’est de cette manière qu’une innovation technique autrichienne inattendue eut un rôle crucial dans l’histoire des USA, en aidant l’expédition qui changea radicalement la perception qu’avaient les premiers citoyens des USA de l’Ouest du continent nord-américain.

Le fusil Girandoni de Lewis fut ramené au magasin de Lukens après le voyage, pour réparation, et y resta jusqu’à être retrouvé et étudié très soigneusement par le docteur Robert Beeman, collectionneur et historien spécialiste du sujet, longtemps avant que celui-ci ne découvre son parcours particulier et son implication historique au cours d’une véritable « autopsie » et enquête historique minutieuse du fusil.


Dans les années 1940, quelque-part en Europe (Hollande ?) un marchand de bicyclettes décidé à combattre l’occupation nazie passa plusieurs nuits à se fabriquer un ersatz de fusil Girandoni par ses propres moyens, avec succès:



Camouflage anodisé, calibre .464 comme son ancêtre

On ne sait pas combien de soldats allemands découvrirent à leurs dépens l’avantage que conserve encore aujourd’hui une arme à air comprimé sur une arme à feu: dans le noir et d’assez loin pour perdre le faible bruit, impossible de savoir d’où viennent les tirs. Et l’air est plus facile à obtenir que la poudre à munitions.

À propos jesrad
Semi-esclave de la République Soviétique Socialiste Populaire de France.

4 Responses to Un flingue historiquement décisif

  1. Crucol says:

    j’ai comme dans l’idée qu’on ne va pas tarder à voir apparaître un manuel de création de fusil à air comprimé sur le net…

  2. jesrad says:

    Pour ceux que ça amuse, les plans de montage et explications pour « spud guns » et autres engins similaires pullulent déjà sur la toile. La législation française les classe en catégories 5 ou 7.

    La partie la plus intéressante de cette histoire est quand même l’enquête quasi-policière menée par Beeman pour retracer les incidents liés au fusil, rapportés dans le journal de l’expédition, et les relier aux traces physiques sur l’arme.

    Girandoni était un génie de la mécanique. Je vais essayer de faire plus d’articles sur l’histoire des techniques, c’est un sujet qui me fascine.

  3. Franck says:

    Un sujet supplémentaire qui fait que je resterai un assidu de ce blog 😉

  4. Bertrand Monvoisin says:

    Vous posez une des questions majeures qui intéresse l’histoire militaire : un armement supéieur est-il supérieur pour emporter la victoire ?

    La réponse est clairement non. De nombreux exemples démontre que même avec un armement inférieur on peut vaincre. pend

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