Prisonniers partout – partie 1

Baisser la tête. Ne pas attirer l’attention. Marcher sans empressement, mais sans traîner non plus. C’était une seconde nature pour Luc. Il était né en prison, il y avait grandi, il était passé par les établissements internes « d’éducation », obligatoires pour tous les enfants des détenus, où lui avaient été enseignés les règlements écrits formels, mais aussi toutes les règles non-dites, fluctuantes et aussi impalpables que le brouillard, de l’immense institution carcérale. Comme tout le monde, maton ou détenu ou administratif, il avait sa carte et son matricule, et chaque catégorie avait son jeu de règles, différent pour chacune. Les administratifs administraient et révisaient les règlements continuellement pour garantir l’auto-suffisance et le maintien de l’institution, les matons appliquaient le règlement, et les détenus fournissaient l’essentiel du travail vraiment utile, assurant la survie et le confort de l’ensemble tout entier. En général les détenus ne se posaient jamais la question de qui ou quoi avait créé la prison, ni de quand, généralement parce qu’ils croyaient que la prison allait de soi, comme la course du Soleil dans le ciel et les saisons. Mais Luc, poussé par sa curiosité inextinguible, avait trouvé les réponses dans les archives poussiéreuses de l’établissement – des réponses qui ne l’avaient pas avancé d’un poil… La solution était venue d’ailleurs.

Il marchait vers l’un des grands magasins généraux de ce coin de la prison. La culture collective carcérale, orale pour l’essentiel, affirmait que les magasins ainsi que pratiquement toute l’infrastructure avaient été bâtis à l’origine, d’après plan, comme des éléments devant conceptuellement faire partie de l’administration, en même temps que le reste de la prison ou presque, mais que les administratifs avaient plus tard jugé plus efficace d’en confier la gestion aux détenus eux-même. Luc savait, lui, qu’il n’en était rien, et que les magasins avaient existé avant même l’édification des premiers murs de la prison. Il avait vu les textes d’époque, il savait qu’en fait l’administration carcérale avait simplement mis la main dessus lors d’un de ses nombreux et réguliers changements de directeurs, mais avait reculé devant un échec cuisant. Les mêmes mythes, et la même contre-vérité, se répétaient pour tout le reste: les structures de transport entre les différentes zones de la prison, les générateurs électriques, l’évacuation et le traitement des déchets, l’immense système d’acheminement d’eau, et même les baraquements pour détenus qui appartenaient encore directement à l’administration dataient d’avant.

Luc montait à présent la rampe qui surplombait la route le séparant du magasin. Au sommet, un maton observait le trafic. Contrairement aux routes et ponts et aux autres infrastructures, l’administration et le service d’ordre étaient bien nés avec la prison, qui était apparemment bien plus vieille que ne le soupçonnaient généralement ses co-détenus: seuls avaient changé, avec le temps, certains détails dans l’organisation générale – et bien sûr les noms qu’on donnait à chaque élément de l’institution. La nouvelle administration avait simplement hérité des structures et de la population carcérale de la précédente, perpétuant sa mission. Il se trouvait même encore des détenus qui continuaient à appeler la prison de l’une ou l’autre de ses anciennes dénominations officielles. Il y en avait aussi, plus nombreux encore, pour continuer à croire que l’institution carcérale existait pour les protéger d’eux-même et de l’extérieur, et non pour les garder enfermés contre leur volonté. Luc n’arrivait ni à les prendre en pitié, ni à avoir honte pour eux.

Il garda les yeux baissés et fixes vers l’avant en passant près du gardien, prenant soin de ne rien changer dans son allure, de ne donner aucun signe de la moindre émotion. Les gardiens de la prison, avec leur uniforme bleu foncé, le pistolet et la matraque standards à la ceinture, insignes et badge et parfois képi bien briqués, aimaient pour la plupart d’entre eux constater la soumission des détenus autour d’eux. Ils étaient tous d’anciens détenus, promus à ce poste par l’administration – la seule façon de progresser dans la prison, puisqu’il n’était même pas prévu ni envisageable que quiconque soit jamais libéré. Le gardien ne donna pas signe de réaction au passage de Luc.

Il descendit la rampe, franchit le parking de service, et se mêla aux nombreux autres détenus venus ici en quête de fournitures. Le service d’ordre de la prison attirait beaucoup moins de sadiques et d’ambitieux narcissiques imbus de pouvoir que l’administration, car leur tâche et leur condition étaient particulièrement pénibles en comparaison. Les réglements supplémentaires, accompagnant les quelques libertés ajoutées par rapport à la condition de base de détenu, étaient très souvent insupportables. Sans compter qu’un certain nombre d’autres détenus considéraient les matons comme des traîtres, et profitaient de la moindre occasion pour leur faire payer. Les matons, eux, étaient souvent honnêtement convaincus de la nécessité de leur travail – parce qu’il n’existait plus rien en dehors de la prison depuis si longtemps qu’ils ne sauraient envisager d’existence sans les murs et les règlements familiers. Pour eux, la persistence de la prison était plus importante que tout, ils étaient prêts à se sacrifier pour elle. L’administration les encourageait dans cette voie en flattant leur égo en toute occasion, en tenant des cérémonies pompeuses en leur nom et en prétendant qu’ils faisaient partie, eux aussi, de l’administration carcérale – malgré cela peu d’entre eux étaient vraiment dupes.

Luc ramassa un panier à l’entrée du magasin, s’enfonça dans les rayonnages. Il savait exactement ce dont il avait besoin, et où le trouver. L’administration prenait une part sur la vente de chaque chose à l’intérieur de la prison. Tout était passé au crible, et bien sûr il était interdit de faire rentrer quoi que ce soit à l’intérieur sans une inspection de leur part – l’administration seule pouvait faire venir à l’intérieur de la prison, ou faire fabriquer sous supervision minutieuse, des produits dangereux ou médicaux ou pouvant être aisément détournés vers un usage prohibé. Néanmoins, les fournitures auxquelles Luc pensait étaient tout à fait inoffensives… du moins d’après la science mainstream.

Il avait préparé son projet avec une minutie extrême, par élimination, après avoir longuement analysé et écarté toutes les autres solutions. Sa famille, avec son pessimisme habituel, l’avait aidé à se défausser des voies trop incertaines, trop risquées ou simplement impossibles. S’évader ? C’était vain: au-delà des limites de cette prison, il n’y avait rien que d’autres prisons. La planète en était recouverte en totalité, la Terre n’était plus qu’une vaste agglomération de prisons étendues, ayant chacune son nom officiel, son style d’administration particulier plus ou moins dur, et sa population de détenus. Il y avait même des arrangements entre toutes ces institutions carcérales pour ramener les transfuges dans leur prison de départ – les transferts d’une prison à l’autre, quoique courants, devaient se faire avec l’accord de celle de départ et celle d’arrivée. Pour vraiment s’échapper il lui faudrait partir dans l’espace, et les seuls qui en avaient les moyens, c’étaient les gens de l’administration, quand il leur prenait l’envie de ponctionner sur le travail des détenus pour fabriquer et lancer une fusée, avec un détenu ou un maton loyal dedans.

Il s’engagea dans les rayons de bricolage et d’ustensiles de cuisine, poursuivant le cours de ses pensées. Il avait compris que ça ne servait à rien de s’évader seul: l’existence solitaire n’avait pas de sens, et il était impossible de bâtir une civilisation avec seulement quelques compagnons isolés du reste de l’humanité. Il ne pouvait donc pas partir, s’il ne pouvait emmener des centaines d’autres détenus avec lui ni garder des liens avec les détenus encore enfermés. Mais il ne pouvait pas non plus rester: trop de détenus participaient activement à maintenir l’institution carcérale en état, par dépit, par habitude, par résignation ou encore par peur, et même un début de civilisation totalement clandestine, cachée à l’intérieur de la prison, devrait à un moment ou un autre contacter l’un de ces collaborateurs – sans compter les risques énormes d’être détectés par l’administration et les matons. Il avait envisagé de bâtir une telle civilisation à la limite entre plusieurs prisons, sur l’océan, mais même là, les matons avaient des yeux et des oreilles, et pouvaient y intervenir. Quant à se cacher sous l’océan, c’était presque aussi dur qu’aller dans l’espace. Il n’y avait nulle part où aller, et il ne pouvait pas vaincre l’institution carcérale – les autres détenus s’empresseraient de la remplacer par une autre, sous l’égide des prisons voisines.

C’est alors qu’il avait eu l’idée. C’était tout simple, du moins c’est l’impression qu’il en avait. Il avait fait il y a des années une découverte accidentelle, celle d’un principe de physique quantique appliquée d’une simplicité déconcertante. Une véritable épiphanie, dont il n’avait pourtant su entrevoir l’intérêt que bien plus tard. Une idée géniale, grâce à laquelle ni lui ni aucun autre détenu cherchant à s’échapper n’aurait besoin ni de partir, ni de rester. Il prit l’ensemble des bobines de fin fil électrique du rayon, les entassa dans le panier avec les saladiers hémisphériques en aluminium qu’il souderait ensemble et le multimètre qu’il désosserait pour en tirer les composants électroniques nécessaires. Un coup d’oeil à sa liste de courses: il ne manquait que quelques ustensiles courants. Encore quelques minutes et il pourrait rentrer chez lui, c’est-à-dire dans le lieu qui lui servait de logement, que l’administration carcérale pouvait faire fouiller quand l’envie lui prenait, ou l’en expulser selon son bon plaisir. Cela faisait longtemps que l’administration de la prison ne gérait plus elle-même directement la construction et l’attribution des baraquements, désormais confiés aux seuls détenus – puisqu’il fallait bien qu’ils se logent, et qu’ils ne pouvaient pas s’évader, ils étaient bien obligés de s’en charger tout seuls convenablement. L’administration se contentait de s’emparer d’une partie des bâtiments pour son propre usage, suivant les intérêts de ses membres.

Au moment de payer ses achats, Luc fut pris d’un malaise. C’était une sensation étrange, comme une appréhension sourde qui avait brutalement pris la place de sa fébrilité d’anticipation. Comme si quelque chose de grave était sur le point de se produire. La caissière, une détenue blasée et résignée à sa condition, comme tant d’autres, après avoir pris un air interloqué par le contenu très inhabituel du panier de Luc, fit une moue bizarre, comme si elle redoutait quelque chose. Ses yeux fuyaient. Elle était crispée, et dût s’y reprendre à trois fois pour enregistrer le multimètre. Luc fût obligé de lui demander à haute voix le montant total de ses achats tandis qu’elle semblait perdue dans ses pensées. C’est à cet instant précis que les gardes s’emparèrent de lui.

[à suivre]

À propos jesrad
Semi-esclave de la République Soviétique Socialiste Populaire de France.

8 Responses to Prisonniers partout – partie 1

  1. Naufrage says:

    Chouette un roman. Merci Jesrad
    Mais quelle est donc cette idée géniale de Luc qu’on voudrait tous connaître? 😀

  2. jesrad says:

    Vous le saurez si il arrive à se sortir des ennuis et à rassembler tous les composants requis. Votez 1 pour la garde à vue prolongée, 2 pour la « disparition » politiquement motivée, 3 pour la libération inexpliquée.

    (nan, j’déconne, c’est déjà presque entièrement écrit)

  3. Faré says:

    Sa prison, à Luc, elle ne s’appellerait pas « XXXXXXXX XXXXXXX », par hasard?

  4. jesrad says:

    Oui, c’est bien ça, mais je voulais garder la surprise pour la fin.

  5. Corwin says:

    Le style est bon, le concept est bon, comme d’habitude… mais là je me dis, mon ami Jesrad n’est-il pas en train de devenir l’esclave de son obsession de la liberté ?

  6. jesrad says:

    Je m’occupe comme je peux 😀 J’écris principalement parce qu’Eris me souffle des trucs à l’oreille et parce que je m’emm… au boulot. Ce blog n’est jamais qu’une façon de me « déverser » et de perdre du temps – surtout que je ne crois pas vraiment à tous ces trucs, sinon je serai déjà allé plastiquer le ministère des finances 😉

  7. jesrad says:

    De toute façon, la liberté n’est pas une fin en soi, juste un moyen ou une condition nécessaire: ça ne sert à rien d’être libre si on ne sait pas ce qu’on veut de toute façon (et peut-être bien que c’est pour ça que si peu de gens cherchent à être libres). Il se trouve juste que je sais ce que je veux.

  8. Corwin says:

    Pouvoir perdre son temps à sa guise, voilà en effet une des expressions de la liberté que je préfère 🙂
    Absolument d’accord avec la raison qui poussent tellement de gens à la dédaigner : ils ne savent pas trop quoi en faire.
    « La vie n’a apparemment pas d’autre but que sa propre perpétuation, ce qui prouve d’emblée son manque scandaleux d’ambition ». Heureux ceux qui savent remédier à cette carence par leur imagination.

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