Mythologie conservatrice: le « dirigisme salutaire »

Cette semaine, dans notre cours de praxéologie aléatomadaire, nous allons étudier divers mythes et légendes d’origine conservatrice. Aujourd’hui, voyons l’illusion du « bon souverain », ou du « dirigisme salutaire ».

Ce mythe est particulièrement courant en France, où le passé historique tel qu’il est rapporté tend à glorifier les grands chefs et leurs actions, faisant du volontarisme politique rien moins qu’un fondement de notre « culture nationale ». Ainsi en est-il de nos quasi-« despotes éclairés » du passé, que l’on dépeint comme ayant, par leurs seuls efforts, du fait qu’eux seuls savaient ce qu’il convenait de faire, parce qu’eux seuls étaient capables et devaient donc naturellement mener les autres, malgré leurs doutes ou leur ignorance, su préserver la Fraôance et ses valeurs traditionnelles républicaines, laïques et universelles.

Mais, au fait… La France et ses valeurs ont-elles réellement été préservées ? Oups. Il ne fait pas bon poser cette question aux défenseurs des grands chefs de notre passé. Leur mythologie ne souffre pas qu’on fasse remarquer que, loin d’avoir préservé les idéaux qui ont pu animer nos arrières-grands-parents et leurs parents avant eux, leur lessivage, rinçage et repassage en boucle de ces fameuses valeurs les a surtout fait déteindre et s’user. Et les pièces et raccords, cousus par dessus les trous béants, se voient un peu trop pour qu’on puisse y reconnaître l’étoffe qui aurait, dit-on, drapé Marianne.

Combien de Français d’aujourd’hui ont conscience, même diffusément, que la France d’avant la première Guerre Mondiale était encore plus libérale et même libertarienne que l’Amérique qu’ils fantasment aujourd’hui ? Combien pourraient reconnaître dans la Constitution et le fonctionnement quotidien de la Vème République la moindre ressemblance avec les principes défendus vigoureusement par Tocqueville, Bastiat, Constant, Say, Lafayette, Turgot, Condillac ou Montesquieu ?

En réalité, ce n’est pas l’action miraculeuse d’un Saint auréolé de l’Autorité qui a souvegardé la nation. Bien au contraire, trop souvent (si pas systématiquement), c’est le suivisme de masse, traîné par ces chefs, qui a modifié la perception par le peuple de ce qu’ils étaient supposés défendre, ce qui arrangeait bien ces meneurs. Il est bien plus facile, en effet, de déplacer furtivement le but à atteindre et prendre des raccourcis en en oubliant des pans entiers, que de faire tout le parcours tel qu’il était prévu.

Bien sûr ça ne s’arrête pas là. Le mythe du chef sauveur a corrompu plus que les fondements philosophiques de notre société, il a aussi grandement affecté (et handicapé) l’économie. Souvenez-vous, c’était il n’y a pas si longtemps… Laissez-moi vous aider à l’aide de quelques termes bien choisis: « Contrôle administratif des prix », « politique nationale de développement », « grand champion industriel », « franc fort » et « Plan ». On en arrive même au point où un célèbre politicien français contemporain, en passe de se trouver une place à l’ombre, déclarait sans rire que « en France, c’est l’état qui a construit la nation ». Incroyable aveu d’usurpation !

Il y a trois grands symbôles concrets de cet égarement. Le TGV, le Concorde et le Rafale. Voilà, mesdames et messieurs, des icônes frappantes de la grrrrandeur de la Fraôance ! peut-on dire avec dans la voix les mêmes tremblements qu’un Grand Charles. Sauf que quand on regarde de près, on constate… qu’aucune de ces réalisations n’ont été de vraies réussites. En réalité on a fait construire de force aux Français des symbôles coûteux représentant les valeurs de nos chefs, au lieu de nous laisser faire des outils utiles représentant les nôtres, de valeurs. On a manipulé le peuple vers la satisfaction de besoins des égos nationaux qui croient représenter la France, au lieu de le laisser exprimer son vrai potentiel. Combien de merveilles de technologie, qui auraient pu être des succès commerciaux en plus de techniques, ont été manqués pour parvenir à un train orange qui ne se vend pas et arrive en retard, un superbe avion que personne n’avait vraiment envie de prendre et qui pollue comme douze, et un jet de combat qui ne sert à pratiquement rien ni personne ? Le même phénomène d’ex post facto a frappé: au lieu de voir ce dont on s’est privé de l’occasion d’obtenir, on se console en essayant d’adorer les idôles qu’on a été obligé d’avoir à leur place malgré nous.

Car le dirigisme est gravement handicapé: le décideur, par sa position politique même, est en dehors de la boucle du calcul économique. Les plans sont faits en aveugle. La « volonté » politique est incapable de répondre à des besoins qu’elle n’a aucun moyen de découvrir, dont elle ignore les priorités relatives, par des moyens dont elle ne peut juger des coûts réels, car tous ces facteurs dépendent de la position d’où on les mesure.

Mais alors, qui ou quoi est en mesure de prendre la direction de tout ça ?

C’est le rôle de la catallaxie. Illustrons cela en imaginant un autre destin pour la France. Revenons au début du XXème siècle: l’industrie et l’économie française sont presque exclusivement composée d’entreprises familiales et autres petits ateliers d’artisans. Avance rapide vers la fin du siècle: l’autorité de l’état a bâti, à coup de Plan et de nationalisations et de dirigisme quelques monumentaux « grands champions », suivant le raisonnement bizarre selon lequel compétition sportive internationale et concurrence économique mondiale pourraient se comparer.

Revenons maintenant au début et excluons du tableau le pouvoir exécutif. Parmi ces ateliers et autres entreprises familiales, se consolideraient les meilleurs et plus innovants, qui s’associeraient ensuite durablement ou temporairement, au gré des intérêts de chacun et surtout suivant la taille optimale d’entreprise donnée par la situation. Le niveau de concurrence restant élevé puisque son contraire, la réglementation, est supprimé ou au moins sérieusement limité par hypothèse (on essaie d’imaginer la situation sans dirigisme), la taille optimale resterait faible: il y aurait alors bien un mouvement de spécialisation des activités (la division du travail suivant son cours) qui diminuerait par exemple le nombre de marques de voitures (il y en avait des centaines au tournant du siècle) en tant que seul nom, en fait, de l’assembleur final des pièces qui seraient construites par des myriades d’autres petites entreprises – des entreprises dont le nombre total exploserait à défaut de grossir, ce qui paradoxalement aurait entraîné une plus grande propriété, plus diffuse, des moyens de production par les travailleurs plutôt que l’amplification du salariat. Le même phénomène touchant les autres activités économiques (par exemple, l’aéronautique), on observerait la formation de myriades d’étages de production imbriqués, empilés, et coordonnés entre eux de manière complètement décentralisée, couvrant complètement tous les domaines que l’Etat aurait pu imaginer couvrir, mais surtout couvrant aussi ceux qu’il n’aurait pas su imaginer développer lui-même. Les innovations demandant des moyens conséquents rassembleraient les participants les plus à même de parvenir au succès ensemble (exemple concret: les consortiums ou associations d’élaboration de standards dans l’électronique ou l’informatique), sans nécessiter au préalable, ni obliger par la suite, au verrouillage ou au maintien dans le temps de l’association – ce seraient des contraintes rigides qui poseraient plus de problèmes qu’elles n’aideraient à en résoudre.

Au lieu d’avoir quelques « grands champions » dans tel ou tel domaine complet, promptement éclipsés par d’autres « grands champions » étrangers puis s’effondrant sous leur propre poids telle l’industrie métallurgique française, nous aurions donc des milliers de « très bons équipiers » chacun doué pour sa spécialité. Nous n’aurions peut-être pas de TGV, mais nous aurions plusieurs des meilleurs fabricants de voies de chmein de fer et de matériel roulant, par exemple, qui participeraient avec les entrepreneurs des autres pays à la fabrication de trains plus rapides et plus sûrs encore que le TGV. Nous n’aurions peut-être pas de Concorde, mais nous aurions des innovations insoupçonnables en motorisation aérospatiale ou en systèmes de navigation, par exemple, qui entreraient à travers les entrepreneurs d’autres pays dans la fabrication d’avions-fusées sub-orbitaux bien plus rapides et moins polluants ou bruyants que le Concorde.

Voilà ce que l’on ne sait voir. Si le dirigisme met bien derrière la vision d’un seul les moyens de tous pour tenter de garantir la réussite de cette vision, elle prive aussi tous les autres de ces moyens, et nous prive, nous, des éventuels résultats de leurs visions à eux. En s’acharnant à essayer de faire réussir un projet par dessus tous, on s’assure quoi qu’il arrive de l’échec de tous les autres.

Voyons maintenant une forme insoupçonnée de dirigisme: c’est l’affirmative action, ou « discrimination positive ». Quel est le rapport ? C’est simple: la discrimination positive fait en matière de relations humaines ce que le dirigisme fait dans les relations économiques.

C’est vrai: en corrigeant par la force, avec bien des efforts et dépenses, un biais dans la façon dont les gens se considèrent entre eux, la discrimination positive garantit surtout que personne n’aura la possibilité de découvrir par soi-même la meilleure façon de considérer les autres. Elle met d’autorité les moyens de tous derrière la version d’un seul en étouffant celles des autres, là où la catallaxie seule devrait diriger.

Je passe sur les autres conséquences désastreuses de la discrimination positive (apparition d’effets de seuil, incitation vers un biais contraire pour compenser, plus tous les effets de la vraie discrimination « négative » qui s’applique dans l’autre sens), ils ont déjà fait l’objet d’assez d’analyses.

À propos jesrad
Semi-esclave de la République Soviétique Socialiste Populaire de France.

2 Responses to Mythologie conservatrice: le « dirigisme salutaire »

  1. Bertrand Monvoisin says:

    Le concept d’homme providentiel n’est pas propre à la droite il en existe de nombreuses version socialistes : Lénine, Staline, Castro, Mao, Pol Pot, Kim Jong Il, Ceaucescu… Le culte de la personnalité est le propre aux régimes autoritaires.

    Le gaullisme, après 1958, est un panachage de régime autoritaire et de démocratie parlementaire. Un homme se considère comme l’unique recours du pays et qui modèle les institutions à sa guise, le suffrage universel n’étant que la justification de ses actes. Mais il est vrai qu’après le régime de Vichy le général à titre provisoire pouvait difficilement établir une dictature véritable, après sa prise de pouvoir grâce au pronuncimento de militaires, il a donc établi une dictature molle tout en conservant les moyens de la durcir où et quand cela lui semblait nécessaire (casbah des barbouzes, SAC, Ben Barka…)

  2. jesrad says:

    Effectivement, une fois la révolution faite, le pouvoir saisi et « l’ordre nouveau » établi, la dictature marche partout pareil, qu’elle soit de « droite » ou de « gauche ». Mais je ne crois pas que ça retire le caractère conservateur au principe du dirigisme salutaire – certains n’hésiteraient même pas à parler de caractère « réactionnaire ». Ou alors je me gourre sur le sens du mot, c’est pas exclu.

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