Chroniques Galliennes: Par Pertes et Profits

Seconde histoire de la série sur la Gallie.

Michel refit ses calculs et grimaça. Les profits étaient trop bas, et les risques trop élevés, ce serait donc le dernier voyage, après quoi il devrait se rabattre sur d’autres marchandises. Bois précieux, animaux exotiques, psychotropes issus de l’agriculture locale et même émigrés clandestins seraient bien plus rentables à transporter, si ça devenait encore un peu plus difficile de trouver un fournisseur pour sa cargaison actuelle.

Le premier coup porté à son affaire d’import / export avait été lancé il y a trois décennies déjà, peu après la Libération. Dans le passé son gros avion de tourisme avait profité au maximum du laxisme et de la nonchalance de ceux qui s’étaient jusque-là arrogés le monopole de faire respecter le droit des autres à leur place. Quand les premières poursuites pour empoisonnement et vandalisme lui avaient été signalées par son assureur, il était tombé des nues: on lui réclamait dédommagement pour avoir partiellement causé, par la pollution produite par les moteurs de son avion, plusieurs cas d’asthmes ainsi que des dépôts de suie et de particules d’hydrocarbures.

Ses assureurs lui avaient réclamé des franchises de plus en plus substantielles pour couvrir ce risque supplémentaire qu’il faisait courir aux autres, afin de compenser les efforts qu’ils devaient fournir pour assurer sa vie contre tout Gallien asthmatique, en colère et armé, qui voudrait lui réclamer des comptes: c’était leur rôle, après tout. Les montants n’étaient pas élevés, mais égratignaient une marge déjà réduite. Les écologistes de son lointain passé en avait vaguement rêvé… l’anarchie (et un type nommé Ronald Coase) l’avaient fait: il polluait donc il payait, il n’avait que le choix entre arrêter de brûler du kérosène, ou alors continuer et dédommager ceux qu’il survolait à hauteur du risque qu’il leur faisait courir. Oh, il avait bien la possibilité de ne plus s’assurer, ça lui avait traversé l’esprit, mais alors il devrait cesser toute opération en Gallie ou risquer sa peau pour de bon. Et ça, c’était exclu, il appréciait trop la sécurité de la vie gallienne. Il avait de toute façon bien plus à gagner en participant au système, il le constatait à chacun de ses voyages hors de Gallie.

Il jeta un regard au catalogue déployé sur sa comcard. Les prix des turbines thermiques à fusion s’étaient stabilisés depuis plusieurs mois, tandis que sa marge, elle, continuait de baisser: plus il attendrait pour remplacer ses vieux moteurs à combustion interne, plus ça lui coûterait au final. Son avion, un Beechcraft bimoteur, était assez courant pour lui permettre d’économiser sur le dessin de plans d’adaptation et de montage, c’était déjà ça.

Il reposa la comcard déroulée sur le siège copilote, appuya sur l’icône du logiciel de positionnement pour afficher la carte mouvante sur toute la membrane en plastique souple, couverte d’encre électronique. Encore deux minutes de vol avant l’approche. Il se promit de les faire durer pour profiter au maximum du sentiment de liberté qu’il avait aux commandes d’un appareil en vol. Il n’aurait jamais pu deviner la présence, loin derrière son avion, d’un aérogyre blanc et gris qui le suivait depuis les territoires galliens…

Il arriva au dessus de l’aéroport privé pour une prise de terrain en L avec le Soleil presque couché dans son dos. Il avait éteint feux de position et anticollision. L’heure et le sens d’approche avaient été décidés à l’avance pour pouvoir se passer de communications radio, trop indiscrètes au goût de son fournisseur. Michel pouvait comprendre cette attitude de la part d’un résident d’un territoire soumis: dans cette zone, tout appartenait au gouvernement local, et n’était en fin de compte que prêté parcimonieusement (et avec intérêt) aux citoyens. La moindre raison de confisquer serait exploitée à l’avantage des hommes de l’état.

Il n’y avait pas de vent de travers, pas de turbulences au sol. Il se posa avec douceur et économie de gomme de pneus, et laissa l’appareil ralentir lentement sur toute la longueur de la piste. Arrivé au bout, allure réduite et moteurs au ralenti, il maneuvra pour faire demi-tour, s’aligna de nouveau dans l’axe, et serra les freins. La main sur la poignée des gaz il observa aux alentours. Personne en vue. Il alluma les phares une seconde, les éteignit, les ralluma pendant deux secondes et les éteignit à nouveau. Deux flashes brefs suivis d’un long répondirent dans les fourrés à une cinquantaine de mètres sur la droite ; il coupa les moteurs. Une sorte de chariot de golf transportant des cartons et une silhouhette s’approcha pendant que Michel ouvrait la porte.

« Vous êtes en avance, il ne fait même pas encore vraiment nuit. » lança l’homme, cheveux noirs et barbe courte soigneusement taillée, les yeux derrière des lunettes larges à écailles d’un style presque antique.
« Pourquoi, vous étiez retenu ailleurs ? » répondit Michel, mais son interlocuteur n’était pas gallien et ne releva pas le sarcasme.
« Des habitants du coin ont peut-être vu votre avion pendant l’approche. Et j’ai pas envie qu’on me découvre en possession de ça. » fit l’autre en désignant la pile de cartons.
« Pas de panique. Techniquement, ils sont à moi puisque j’ai déjà payé. » fit Michel en haussant les épaules. « Et puis franchement, moi aussi je prends des risques en venant dans votre pays. Vous croyez vraiment que vos autorités laisseraient passer une occasion de choper un Gallien s’ils m’attrapent ? » Il mit le plus de mépris qu’il pouvait des ces deux mots, mais le résultat était décevant à son goût.

Il commença à charger les cartons, l’un après l’autre, dans le fuselage de son appareil. Son fournisseur le regarda faire tout en fumant une cigarette, adossé au chariot.

Il se baissait pour saisir l’avant-dernier carton quand l’autre homme quitta le sol, la tête explosant en un nuage rose foncé qui s’étala dans l’air avant de retomber au sol comme le reste du corps. Michel sa laissa presque tomber au sol en lâchant le carton, et agrippa son semi-automatique .45. Accroupi, le pistolet massif pointé vers le ciel, il risqua un coup d’oeil par dessus la carosserie du chariot dans la direction opposée à la trace sanguinolente qui maculait la piste.

Trois formes s’approchaient depuis l’autre côté de la piste: une grande et massive, deux petites et fines, en tenues de camouflage intelligentes prenant la teinte de leur environnement, la capuche relevée dissimulant leur tête. Le plus grand portait un fusil d’assaut avec lunette de visée, pointé en l’air, les deux autres avaient des pistolets semblables à celui de Michel, dirigés vers le haut également. C’était un signe distinctif, que tout Gallien capable de se servir d’une arme reconnaissait: viser en l’air signifiait « Je suis armé mais pas en train de vous menacer », tandis que pointer son arme sur quelqu’un, c’était annoncer son intention manifeste de tirer pour tuer. Pour autant il n’était pas rassuré. Son arme levée et bien visible, il courut vers son avion et grimpa quatre à quatre la rampe. Il n’eût qu’à peine le temps de voir les trois silhouettes s’immobiliser en le voyant, qu’il était déjà en train de refermer la porte.

Ils s’écartèrent rapidement de la piste et le mirent en joue quand il lança les moteurs, mais ils ne tirèrent pas. Michel poussa les gaz, et le souffle des hélices renversa le chariot dans un grand fracas métallique tandis qu’il desserrait les freins et baissait les volets en position de décollage. Ce ne fut qu’après avoir dépassé le petit groupe, accélérant rapidement, qu’il se rendit compte qu’il retenait son souffle. Il relâcha ses poumons doucement, en une longue expiration, puis inspira profondément, et son rythme cardiaque ralentit un peu. Les roues quittèrent le sol, il avait regagné son élément. Il inclina l’avion et pris le chemin inverse pour rentrer.

« Pourquoi tu ne m’as pas laissé descendre ce bâtard ?!
– Il est Gallien, et il n’a menacé ni blessé personne.
– Oui, mais il finance quand même la fabrication de ces saloperies en les achetant pour les revendre chez nous ! Tout le monde se fout qu’il ait crevé ici de toute façon. T’aurais dû le flinguer comme l’autre.
– Ecoute Luna, déjà, on ne sait pas s’il sait ce qu’il transporte, on ne sait pas si il a quoi que ce soit à voir avec la décision de fabriquer ces horreurs, on ne sait pas quelles mesures il a pris pour garantir sa vie, et en plus, si ce n’est pas lui qui les achète ils trouveront leur financement ailleurs. Ou alors tu veux aussi descendre leurs employeurs civils éventuels ? Et si ils vivent d’allocations, tu vas essayer de tuer tous les contribuables du pays ? En ce qui me concerne, mon contrat est rempli: le revendeur local est neutralisé, et vous avez vos échantillons pour remonter la piste. Tu devrais plutôt remercier ce type de vous avoir mené jusqu’ici.
– Espèce de cynique, tu cherches juste une excuse pour économiser tes munitions. »

Luna s’approcha du chariot renversé pendant qu’Artémis fouillait le cadavre et que Walter surveillait le terrain. Les cartons s’étaient déversés sur le tarmac sous le choc. Sa rage amère d’avoir laissé partir le traficant s’atténua un peu devant sa prise. Les boîtes de disques optiques étaient de fabrication presque artisanale, avec des jaquettes imprimées grossièrement. Elles n’étaient manifestement pas destinées à la Gallie, à l’origine, car sinon ceux qui avaient assemblé ces disques et ces boîtes n’auraient pas pris la peine de dissimuler leur contenu pédophile. Aucun assureur gallien ne garantissait contre l’agression les maniaques qui s’en prenaient aux enfants, pas plus qu’ils ne défendaient les assassins, car cela les mettrait aussitôt en guerre contre les assureurs des victimes. La distribution et la possession de ces disques était libre, mais à l’intérieur des Terres Libres les gens comme Luna et sa soeur Artémis avaient depuis longtemps mis un terme définitif aux crimes nécessaires à leur production… restaient les autres pays.

À propos jesrad
Semi-esclave de la République Soviétique Socialiste Populaire de France.

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